Ma plume s’inquiète. Posée dans mon porte-crayon vintage, elle pensait passer une belle journée d’écriture comme elle les aime.
Elle se voyait déjà, comme à son habitude, crier : « Moi, moi d’abord ! Choisis-moi ! »
Elle partageait tant bien que mal sa couche avec ses vieux potes Bic et Stabilo. Ces rebuts de l’écriture mordillés jusqu’à l’os et dont certains, décoiffés, avaient la langue bien sèche. Bien trop sèche pour supporter de longues heures d’écriture.
Elle était ma chouchou. Et elle le savait bien. Mes doigts et elle formaient une belle équipe.
Je la regarde du coin de l’œil et sourcille histoire de lui faire comprendre qu’elle ferait mieux de se taire. De rester sagement au fond de sa boîte. Mais son encre bouillonne, mes doigts frétillent d’impatience et puis non, les nouvelles sont mauvaises. L’écriture attendra.
Sur mon écran, quelque chose se trame. Mon visage se crispe, mes lèvres se mordillent. Même mes lunettes n’en croient pas leurs yeux. Je lis stupéfaite, la nouvelle du jour :

L’arrivée de l’écriture inclusive.

Enfin, quand je dis je lis, je devrais dire je déchiffre. Waou ! Un petit nouveau ou devrais-je dire une petite nouvelle, je ne sais plus, est en train de s’imposer : le point du milieu. Je connaissais l’Empire du milieu, l’Empire contre-attaque, Mars Attack, un Mars et ça repart…mais là, j’vois pas !
Voyons ! Nous avons les points de suspension. Je les aime bien ceux-là, j’ai toujours l’impression que ma plume se fait un trip trampoline.
Il y a aussi les deux points : les pipelettes. Ah mince, les pipelets. Ils annoncent toujours. Ont souvent la bouche ouverte. Deux points, ouvrez les guillemets : « Oh, nom d’un pépin de Newton, c’est quoi ce point !?  »
Le point-virgule aussi. Le théâtre parisien où est né le fameux Trempoint. Tiens c’est drôle, encore un point. Sorte de tremplin pour humoristes pas encore fameux·ses. Oh la vache, ça commence ! Ma plume incluse. Oui incluse, c’est un verbe. Inventé en tout point, rien que pour vous. J’incluse, tu incluses, il·elle incluse, nous inclusons, vous inclusez, ils·elles inclusent. Mes tripes s’emballent, je frôle l’inclusion intestinale.
Pour tout vous dire, je digère mal ce point du milieu.
Déjà qu’on doit se farcir, le ALT+183 pour le À. Le ALT+128 pour le Ç qui a l’air très con sans sa cédille. Puis le ALT+144=É. Et enfin son cousin, ALT+212 : È. Et j’en passe.
Bref, pourquoi devoir s’en coltiner un autre ?
L’arrivée du ALT+0183 m’inquiète, pas seulement pour mes doigts qui se tapent chaque jour des aller-retours interminables entre les chiffres et les lettres…consonnes, voyelles, voyelles, pas mieux… aïe ça continue, je m’égare. Je disais donc, je m’inquiète aussi pour mes lecteurs.

Vous avez déjà du mal à me lire. N’est-ce-pas ? Ah, ah ! (Et au passage, je félicite mes lecteurs·trices qui sont encore ici).
Tiens, si vous relisez la phrase du dessus, vous remarquerez que j’ai utilisé Monsieur « point du milieu » entre parenthèses. Quelle hérésie ! Ben oui, on abandonne lâchement les parenthèses, parce que Mesdames les érudites n’aiment pas être mises entre parenthèses. Moi, je les aime bien. Arrondies, les parenthèses épousent parfaitement mes courbes généreuses. Ma plume gourmande de mots adore se faire enrober. Et puis, elles sont solidaires, jamais l’une sans l’autre. Alors que le point du milieu, lui, prend toute la place et est bien solitaire. Il me fait penser au maïs de la pub Bonduelle seul au fond de sa boîte à pleurer pour qu’on le mange. (Tiens, Bonduelle, avec deux « ll »).

Le nouveau point, il est là à crier l’injustice que vivent chaque jour des millions de femmes.
Je suis une plume, je suis une femme et je peux vous assurer que cette injustice je la ressent aussi. Jusqu’aux bout des doigts. Pas seulement parce que j’ai un point du milieu comme avatar qui va crier dans la rue ma féminité alors que je ne lui ai rien demandé, mais parce que ma plume va se chopper des points de côté à chaque phrase. Déjà que c’est le bordel dans ma tête -vous l’aurez remarqué chères lectrices et chers lecteurs- alors je n’ose imaginer à l’écrit.

Même Word est paumé·e.

Mon·a correcteur·trice automatique se mélange les pinceaux. Mes mots sont soulignés en rouge, corrigés comme de petits voyous. Y’a des fautes partout, mon Bescherelle s’en donne à cœur joie. Tiens en parlant de lui, saviez-vous que Louis-Nicolas Bescherelle (avec un tiret du milieu et deux « ll », s’il vous plait) disait que « la masculinité annonce toujours une idée grande et noble » et d’ajouter « le masculin est plus noble que le féminin « ? Quel con !
Il disait aussi : « Les femmes n’ont point de caractère ». Et bien maintenant, très cher, elles ont un point pour caractère.
Mais ce petit con du XIXème siècle aura finalement gagné. Car bientôt, le « point du milieu » du XXIème siècle (enfin pas vraiment du milieu mais du début du XXIème, vous suivez toujours ?) se trouvera coincé entre les pages du misogyne, le grand Bescherelle. Mais, ça, les créateurs•trices du point s’en foutent. Les masculins on ne les aime pas, mais on s’en sert. Tiens, je milite pour qu’on rende sa masculinité à M. Bescherel ! Je passe son « le » à la guillotine. Couic ! Allez soyons fous, soyons folles !

Je regarde tendrement mes dictionnaires sur l’étagère et m’imagine sans eux. Seront-ils bientôt réédités ? Devrais-je les remplacer ? Je les aime tant. Ils sont gribouillés de toute part, leurs pages sont cornées, leurs illustrations en noir et blanc sentent encore le vieux dico pourri.
Tiens, j’en ai un qui vient des Éditions Hatier.
Ce sont elles qui ont sorti l’ouvrage originel ? N’est-ce pas ? Voilà que mes doigts tapent sur le clavier pour vérifier. Sans grand mal, ils arrivent sur le site de l’éditeur·trice Hatier.
Tiens c’est bizarre, ils éditent un ouvrage en langue inclusive mais ne la pratique pas sur leur site. Mouais !
Bref, mes doigts poursuivent leur recherche.
C’est Alexandre Hatier qui était aux commandes de la célèbre maison d’édition, donc on peut dire Éditeur Hatier. Ah moins qu’on compte les dizaines d’employé·es qui courraient dans les bureaux situés Quais des Grands Augustins à Paris. Là où vécut aussi George Sand, l’écrivain·e ou auteur·e et même autrice qui en avait dans le pantalon pour se faire appeler George.
Bref, revenons aux débuts de notre cher éditeur Hatier.
J’imagine un instant le stagiaire fou qui aurait mal imprimé le nom de son patron. Alexandre Hatier deviendrait alors Astier. Alexandre Astier. Et là, nom d’un Graal, je peux vous dire que le bon vieux Bescherelle se serait retourné dix fois dans sa tombe.
Sous la plume de Perceval, auteur et directeur de publication, nos gosses auraient appris l’Histoire avec un grand H :
-« Les 3 actes, c’est les bonnes femmes qui sont mi-taupes mi-déesses, et qui ont forcé les mecs de Bethléem à construire les pyramides ».

-« C’est pas faux ».

Puis il aurait ajouté planqué dans un coin de la table ronde :
– « J’lis jamais rien. C’est un vrai piège à cons c’t’histoire-là. En plus j’sais pas lire ».
Le roi Astier aurait dû se rendre à l’évidence : dur d’écrire et de respecter les délais avec une équipe de bras cassés.
-« Quand on file une histoire à un copiste, pour qu’il en fasse trois exemplaires, qu’ça va lui prendre trois mois, et qu’ça va coûter la peau des fesses, c’est pas pour raconter le temps qu’il fait ou ce que vous avez bouffé le midi, hein, il faut qu’ça pète ! »
Et un jour, oui, en effet, ça pète. Les ouvriers s’insurgent et même les ouvrières !
Le roi s’inquiète.
-« Oh la la, où qu’il est passé mon opinel ? ».
Il a beau se défendre à coup de joute verbale, ses gueux n’entendent rien. Normal, ils crient dans la rue :

-« À mort, Louis croix V bâton ! » Vive la Reine !

Et là, il y a la petite voix intérieure d’Alexandre Astier qui le rassure :
-« T’inquiète, tout cela n’est que fiction. Je vais te rendre ton H, t’enlever ton S et tout redeviendra normal, Alexandre Hatier ».
Finalement Astier, celui qui n’a pas de H, retourne à l’écriture de ses séries télé. Mais malheur, Merlin se met à taper sur le bout des doigts des mots avec sa baguette. Bam, le point du milieu arrive par enchantement…à la télévision.

Et là c’est le drame chez les voix-off :
-« Ils étaient près de 800, aux abords du château, prêts à l’insurrection quand soudain…
-Ah non, là tu vois tu peux pas dire « ils ». Ils et elles étaient près de 800…
-Non mais ta gueule, je suis une voix-off ! Où t’as vu qu’on coupait la parole à la voix-off !
Sa petite voix intérieure en resta bouche-bée. Mais se reprit et ajouta :
-Non, déconne pas. Ils·elles vont nous tomber dessus avec leur règle !!
-Ils ou elles ?
-Ben, je sais pas. C’est pour ça que je précise.
-Ben, normalement, quand on sait pas, on précise pas.
-Moi je te dis, attention ! Ils·elles vont se pointer et nous massacrer !
-Ça dépend.
-Pourquoi ?
-Ben, si c’est eux, je fuis direct. 800 mecs qui hurlent et courent dans ta direction, ça craint. Par contre, 800 gonzesses qui te sautent dessus, ça peut ouvrir des perspectives ! »

Heureusement, la télé ce n’est que de la fiction. Respirons un bon coup. Ça n’arrivera jamais. N’est-ce pas ?
À lire tout cela, ma plume transpire quand même un peu. Elle se demande comment elle va devoir gérer ça. Comment va-t-elle manier sa langue sans fourcher ?
Parce que c’est bien là la question. Le point du milieu serait né pour assurer l’équilibre. Entre les hommes et les femmes. Mais l’équilibre de la phrase, il y a pensé ?

Mes yeux ne lisent plus, ils déchiffrent et perdent toute notion de plaisir.

Et, je n’ose imaginer les yeux des lecteurs dyslexiques qui peinent déjà à lire en mode « classique ». Si les mots nous permettaient parfois de mieux saisir ce qui était dit, alors maintenant accrochez-vous ! Verdana, Arial et la toute récente OpenDyslexic peuvent ranger leur cape de super héroïnes au placard. Elles étaient la police des polices et voilà qu’un point, tout petit, plein de bonnes intentions, se comporte finalement comme un voyou. Il s’impose pour défendre ses droits et oublie qu’il est bel et bien en train de limiter ceux des autres.

Ma plume pleure. Elle, qui, pourtant n’avait peur de rien. Elle avait même réussi son stage de survie dans un camp SMS. Elle voulait vaincre sa trouille des mots tronqués et malmenés. Elle était sortie première de sa promo et prenait même un doux plaisir à écrire des ptits mots nouveaux en mode connecté.
Mais là, mon encre tourne de l’œil et espère qu’il s’agit d’une bonne farce à la mode agence de com parisienne qui veut faire le buzz…
Quoiqu’il en soi, ma plume reste toujours prête à écrire et ne vous laissera pas tomber.
Un doliprane dans le réservoir et la voilà à fredonner :

« j’inventerai des mots qu’existent pas dans le dico, c’est toi que je t’aime… » langue française !

Notes : quelques liens sympas pour bien comprendre et se marrer un peu